Le goût salé de tes larmes, voilà la saveur à laquelle tu as le droit tous les soirs, lorsque tu es seule, cloîtrée dans ta chambre. Avec le temps, tu as appris à apprécier ce parfum de calcaire. Tu as fini par te familiariser avec ce liquide coulant le long de tes joues, finissant par s'échouer au bord de ta bouche. Tu passes ta langue dessus et laisses ce chlorure de sodium te chatouiller le palais. Même le chocolat a perdu toute sa saveur face au parfum de ta propre faiblesse, de ton propre malheur.
Toutes les nuits, c'est le même rituel. Tu oublies Thora Moen, la petite fille parfaite. Tu la ranges dans ton armoire, à côté de tes jolies robes de fille rangée. Tu n'en as pas besoin pour ce que tu vas faire. A la place, tu enfiles une belle robe d'un bleu de velours. Une de ces robes qui ferait tourner les têtes si tu la portais au grand jour. Mais tu ne peux pas. Tu poursuis ton petit rituel par te mettre du fard à paupière sur les yeux et du rouge à lèvre vermeille sur les lèvres. Tu coiffes lentement, religieusement, tes cheveux rebelles, maudissant ta mère pour t'avoir donné une tignasse aussi laide. Tu envies ces filles avec leur longue chevelure lisse, brillante et soyeuse. La tienne ressemble plutôt à une grosse pelote de laine que tu trimbales partout, par obligation. Tu te postes devant ton grand miroir à pied, d'abord de face, puis de profil. Tu inspectes ta silhouette imparfaite, irrégulière. « Pourquoi... Pourquoi je ne suis pas comme toutes les autres ? Mince et belle. Et sexy... » Tu ravales tes larmes. Tu ne dois pas te montrer en position de faiblesse ; pas devant le miroir. Il est le reflet de ce que tu es vraiment. Et tu n'es pas une faible. Pas pour de vrai.
Personne ne connaît cette partie de toi. Tu n'es pas folle. Tu n'es pas encore assez tarée pour oser te montrer ainsi. C'est le petit secret que tu partages avec toi-même. Personne d'autre n'a le droit de savoir. Jamais.
Pourtant, ce jamais arriva une fois, une seule et unique fois qui aurait pu te perdre.

Un vendredi soir. Tu as accepté de sortir avec tes collègues du boulot. Cela faisait plusieurs fois qu'elles t'avaient proposé de venir avec elles et tu avais toujours refusé. Alors ce soir, tu as accepté, pour faire bonne figure, pour qu'elles t'apprécient. Vous êtes allées dans un bar et vous avez bu des cocktails. Pas mal de cocktails. Cela ne te ressemble pas, mais, après tout, rien de tout ça ne te ressemble. Tu agis simplement comme elles veulent que tu le fasses, comme une collègue sympathique et toujours souriante. Des mecs sont venus vous draguer, de pauvres losers. Toi, tu as joué la timide, la petite prude qui gloussait. Ils vous ont invitées à danser. Tu t'es pas mal amusée, peut-être même un peu plus que tu ne l'avoueras. Les gars devenaient de plus en plus bruyants alors vous êtes parties, avant que ça ne dégénère. Vous avez parcouru les rues froides du vendredi soir. Puis vous vous êtes séparées. Te voilà seule à présent, un peu à côté de tes pompes. Mais tu ne te presses pas ; tu marches d'un pas calme et régulier. Tu t'oublies dans les vitrines éclairées des boutiques. Tu ne le vois pas arriver, tu lui fonces dedans. « Hé ma jolie, faut regarder droit devant soi quand on marche ! » Les deux types qui l'accompagnent se mettent à rire. Tu poses un regard froid sur lui. «  Est-ce que ça va ? » Tu réfléchis, tu réfléchis très vite. Puis tu abandonnes, tu abandonnes Thora Moen. « Et toi, quand une jolie fille passe devant toi, tu devrais la remarquer non ? » Ton ton est provocateur et coquin. Il sourit. « Je te raccompagne chez toi ? » « Non, mais je veux bien que tu me ramènes chez toi. » Une vraie salope. Il se tourne vers ses amis, un grand sourire planté sur ses lèvres. « Je vais devoir vous quitter les gars, bonne nuit. » Puis il se tourne vers toi et passe son bras autour de ton épaule. « Au fait, moi c'est Allan. » « Thora, mais pour toi ce sera Princesse. » « Enchanté, Princesse. »

Quand tu te réveilles, le lendemain matin, tu mets quelques secondes pour te souvenir de l'endroit où tu as passé la nuit. Chez Allan. Il dort encore comme un bébé. Tu te mets à contempler son joli visage. Ce n'était pas ta première fois mais pour la personne que tu caches au fond de toi, oui. Tu n'es pas Thora Moen pour lui, tu es Princesse. Tu as terriblement envie de te faufiler entre ses bras et de te blottir contre sa poitrine d'homme. Tu en meurs d'envie. Mais tu te retiens. A la place, tu te glisses doucement hors du lit et enfiles rapidement tes habits de la veille, totalement inappropriés pour le matin. Tu ne lui laisses pas de mot, pas de numéro de téléphone, rien. Tu as très envie de le revoir mais ce serait de la folie. Alors tu t'en vas, tu rentres chez toi. Tes parents doivent t'attendre avec une pointe d'inquiétude mais tu as déjà préparé ton excuse. Tu programmes tout à l'avance.
Enfin, tout sauf cette nuit.

On est dimanche, tu es à table avec tes parents. Vous avez une discussion à propos des progrès techniques réalisés à l'observatoire récemment. Ton père émet de grandes théories sur l'avancement vertigineux des technologies de ces dernières années. Ta mère et toi, vous rigolez. Mais il n'a pas tord. De temps en temps, tu l'interromps pour confirmer ses dires ou les corriger. C'est une conversation banale entre des parents et leur fille adulte. Pendant 25 ans, tu as joué le rôle d'une petite fille parfaite, si bien que c'est presque naturellement que tu interprètes ton personnage à présent. Pourtant, une petite faille a brisé la perfection du masque que tu portes quotidiennement. Cette faille a un nom. Allan.