que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire.
Lou & Yulian
Le vent soufflait, vent d'Est. Le vent qui soulevait la flaveur légère de la mer et les volutes qui émanaient du port. Les volutes des vieux bateaux, ceux qui ne connaissaient pas encore les moteurs, les volutes des vieux poissons laissés à sécher près de l'écume marine. Yulian, lui, adorait sentir le port de Reine vivant, signification du soleil brillant, un signe que l'astre lui offrait. Lorsque la nuit tombait : la ville semblait s'envelopper d'une tout autre odeur, celle des tempêtes et des flots ravageurs, des eaux sombres. Odeur d'incertitude et de doute. Il ne se qualifiait pas de créature du jour et était loin d'être une créature de la nuit. Pourtant, il adorait les lueurs répugnantes qui venaient percer le brouillard, qui dévalait les montagnes, il adorait les néonts automatiques des bars, il adorait les rues avec leur tournure dramatique de série noire.Il adorait tous ses effrois de la nuit, mais pas elle-même. Il s'en affolait, le malade s'en brusquait. Il ne disait pas qu'il en avait peur, puisque s'était d'une tout autre chose dont il exprimait l'angoisse.
Cette journée-là, le soleil pointait quelques songes, un instant. Le malade en avait profité pour, en rentrant de Jorgensen, Jorgensen de malheur, passer par le port. Frôler et émietter les délaissements fluviaux de la nature. Observer les quelques tanières fébriles et les grincements des embarcadères. Goûter aux accords des marins pendant qu'ils lovaient leurs lignes et filets bruns en tresse. Discerner un loup de mer remonter sur ses épaules un mât avec sa voile. Il déposa fragilement ses mains noueuses sur les bretelles de son sac à dos pour en effacer l'étreinte qui se formait, par son poids, sur le long de son dos. Il souffla. Ses yeux continuèrent de tournoyer autour des docks de claustration, ou encore sur le golfe chimérique de la ville, ouvert comme une trappe, sous la silhouette ombrée des fjords. La pénombre paraissait déjà à l'horizon. Il pencha son bras à sa vue pour regarder l'heure qui s'affichait au cadran ovoïde. Comme s'il allait y voir les signaux lumineux lui indiquer de
RENTRER en gros caractère rouge. Un automatisme, un retranchement. Le port appartenait aux matelots et aux grutiers, non à lui. C'était une chose qu'il acceptait de ne pas posséder. Semblable à la nature, comme si le port était sauvage. Il pressa ses pas pour se rendre dans les rues claires-obscures, laissant derrière lui le manteau que les hommes de mer venaient de tendre à son départ. C'était un chemin routinier jusqu'à sa demeure, jusqu'à l'antre où il y passer ses nuits suffocantes. Seul. Écraser les pavés souillés de la ville pour arriver le plus vite possible chez sa famille.
CHEZ SA FAMILLE . Vers une famille accueillante et chaleureuse, ironisait-il toujours lorsque ses pensées s'emballaient. Un besoin, une sorte d'obligation ambiguë de devoir rentrer chez lui. Il fallait lui attacher ses chaînes et le droguer à forte dose pour qu'il n'aille pas morde le chien du voisin. Ses parents fermaient toujours la porte à clé lorsqu'ils rentraient le soir, non pour éviter que quiconque y rentre, mais pour faire en sorte que personne n'en sorte. Alors, ils fermaient aussi le rideau barbelé et posaient leur barre de fer pour celer les entrées et les fenêtres. Poser les écrous. Poser les barbelés et les geôliers. Pour ne pas s'évader.
Il bifurqua maladroitement sur sa droite au carrefour d'une route, pour se rendre à Lagune Rute. Il lui fallait toujours trop de temps, beaucoup trop pour rentrer chez lui. Alors, après avoir passé le bosquet près de la maison des Størm. Il échappait à ses démons, il leur faisait dos. En courant, il fuyait les thébaïdes, la noirceur, il fuyait sa peur, il fuyait l'être dont il avait peur. Se fuir lui-même. S'évader de l'autre être, il cavalait avec la tentative de n'avoir plus que cette unique idée en tête, dans son âme. Plongeant dans l'inconscience, incapable d'esquiver la voiture qui manquait de le percuter. Le vieux Størm lui criait souvent qu'il était fou. Un klaxon mélancolique, peut-être un cri de colère. Yulian restait imperturbable. Un cocon se formait, de soulagement. Bien sûr, il n'y était pas seul, mais bien loin de ses peurs. Il était plusieurs, il était avec un, ou deux. Avec mille. Avec un milliard de roses d'écume, des roses de sable. Des pétales violacées et bleutées. Fleur phénix, chantant, valsant aux vrombissements des vagues, se noyant et se rattrapant aux tourbes suaves. Vaguant, nageant dans les bas-fonds, se rattrapant aux pistils emprisonnés. Roses d'algues, Roses marine. Jusqu'à se rendre compte que leurs pétales ne caresse plus les côtes. Mais une autre peau, celle d'un couteau, une lame percutant le bois. Une arme. Une matraque statuée dans un poteau. Il la peint des yeux, la fixe pour savoir qui a pu en faire usage. Qui ? Inconnu délaissé. La porte s'est cogné. Le seuil n'est pas seul. Il ne peut plus fixer la lame maintenant, mais l'être qui est venu. Venu armé. Roses tornades dans son esprit. Elles s'emballent. Il imprime l'image de l'homme. Bien sûr qu'il le reconnaissait. Il pourrait le nouer, noyer, au milieu de l'océan, d'une foule. Il pourrait l'embrasser, le cravacher, pendant des heures. Lui faire l'amour, le fustiger, le blâmer, le cajoler. Il pourrait tout, il ne pourrait rien. Il ne veut pas le voir surtout. Sa tête se cogne, les pétales de roses s'agitent encore et cherchent issu. Elles se cognent, s'accrochent et se heurtent contre son crâne, contre les parois de son âme. Faut qu'il s'en aille, Faut pas qu'il reste ici, tambourinait-il en serrant fortement le bras du jeune être. Il s'était précipité sur le condamné.
« Que fais-tu ici ? » lui frappa-t-il. Bonjour Lou, si tel est ton nom. Il bouscula la chose et lâcha l'objet aussi rapidement qu'il avait pu le menotter. Libérant son étreinte, comme pour lui montrer la force qu'il avait encore. Il n'aurait pas dû venir. Il pénétra la clef dans la serrure des barreaux pour y assister. Il tourna un coup, ou deux. Puis, mille et un millions.
« Va-t-en ! » lui meurtrissait l'homme pétales. Pétales de mer. Incapable de se retourner après avoir forcé son aller. Il devait évacuer, organiser sa fuite avant de déloger.