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La maison est très calme. Aucune dispute à l’horizon. Le crépuscule berce l’appartement délabré de ses rayons dorés. Jeanne est toute jeune, elle n’a que seize ans. Les traits sur son cahier sont rapides alors qu’elle représente son imaginaire. Elle est sereine. Elle profite de ses moments de calmes avant que son frère ne rentre de son travail. Jeanne espère qu’il aura vendu toute sa saleté de drogue, elle ne veut pas qu’il rentre en colère. Elle ne veut pas qu’il recommence comme la dernière fois.
La porte de l’entrée claque. Jeanne sursaute. Il est énervé. Elle se recroqueville un peu plus sur le sofa. Ne pas trembler. Ne pas pleurer. Ne pas crier. Faire ce qu’elle fait si bien. Disparaître.
Il entre. Ses yeux sont rouges sang. Il n’est pas seul. Jeanne ne reconnait pas le garçon qui est avec lui. Elle ne l’a jamais vu. Elle a peur. «
Jeanne. Viens ici. » Elle regarde le visage dur et froid de son grand frère, elle veut trouver l’étincelle de vie qui a depuis longtemps quitter son âme. «
Jeanne. Je t’ai dit de venir. » Elle se résigne. Elle se lève, et le suit. Il l’emporte dans sa chambre à elle. L’autre garçon les suit de près. Elle se demande ce qu’il va lui faire. La dernière fois, les coups étaient supportables. Ce n’était que la deuxième fois que ça arrivait. Là, pourtant, elle savait que ce n’était plus la même chose. Il voulait quelque chose d’autre.
Une fois dans sa chambre, Jeanne s’assoit sur son lit, face à la porte. Son frère vient s’assoir à côté d’elle, l’autre garçon reste à la porte. La respiration de Jeanne s’accélère. Son cœur rythme la peur qui s’immisce en elle comme un démon. Son frère lui tire la tête en arrière, par sa chevelure blonde. «
Écoute, Jeanne. Il faut que tu me rendes un petit service. Le garçon que tu vois, là, je lui dois un peu d’argent. Mais tu le sais, je ne suis pas riche. On a conclu un accord pour ma dette. Et je vais remplir ma part. » La lèvre inférieur de Jeanne commence à trembler. Son frère lui fait mal. Les larmes perlent au coin de ses yeux. «
Tu vas me rendre ce service, Jeanne. Tu vas le faire. Tu vas le faire, et surtout, tu ne vas rien dire. » Jeanne déglutit difficilement. Les larmes coulent sur ses joues blanches. Son frère, celui qui la faisait rire, celui qui lui avait promis de la protéger après le décès de leurs parents… son frère avait disparu.
L’autre garçon avance vers Jeanne. Elle ferme fort les yeux, elle ne veut pas voir. Elle ne veut pas. Elle sent que son frère reste dans la pièce. L’autre garçon pose ses mains sur elle, il la déshabille. Ses mains. Ses doigts. Ses lèvres. Jeanne n’est qu’une poupée. Une poupée de chiffon.
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Il est parti. Ils sont partis. Elle les déteste. Tous les deux. Elle a crié, au beau milieu. Son frère l’a giflé. Il l’a frappé encore et encore jusqu’à ce qu’elle se taise. Jeanne n’est pas sûre de se souvenir de tout. Elle s’est peut-être évanouie. Elle ne veut peut-être pas se souvenir. Elle est recroquevillée sur elle-même. Dans un coin de la chambre, complètement nue. Elle pleure à chaudes larmes, mais ne fait aucun bruit. Son frère est toujours dans la maison. Il ne faut pas qu’il l’entende.
Jeanne pleure. Elle pleure ce qu’elle a perdu. Ses parents. Son frère. Son innocence. Sa dignité. Son âme.
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Il n’y a personne. Jeanne s’en doutait. Qui pourrait-il y avoir. Elle n’est même pas sûre d’avoir raison d’être venue. Il fait nuit, à cette heure. La blonde a chaud, toute vêtue de noire. Le prêtre finit son discours que Jeanne n’entend que d’une oreille. On descend le cercueil sombre dans cet antre de l’enfer. Jeanne n’a pas pleuré. Elle n’en a pas ressenti le besoin. Son frère, elle l’a perdu il y a déjà bien longtemps. Elle se retourne, va pour s’en aller.
Elle se heurte au lieutenant de police qui l’a trouvé. Son frère. Mort, sur un terrain vague. Une balle dans le cœur. Du haut de ses dix-huit ans, Jeanne regarde cet homme fort et imposant. «
Je vous présente mes condoléances, mademoiselle Gauthier. » Jeanne hocha la tête pour toute réponse. «
Lorsque nous avons trouvé votre frère, il y avait ceci dans la poche de sa veste. » En disant ces mots, le lieutenant tendit une enveloppe froissée à la jeune femme. Sur celle-ci, la plume de son frère inscrivait :
Petite Sœur. Jeanne fixa l’objet sans pouvoir bouger. Cela faisait une éternité que son frère ne l’avait pas appelé ainsi, comme il le faisait avant que ses parents ne décèdent. «
Je pense qu’il souhaiterait que vous l’ayez. » Jeanne prit la lettre sans rien dire, et l’homme disparut.
Les mains fragiles de Jeanne tremblaient, le papier entre les mains. Elle se retourna pour jeter un coup d’œil aux hommes qui finissaient d’enterrer son grand frère. Devait-elle lire cette lettre ? Qu’allait-elle découvrir à l’intérieur ? Elle n’était pas sûre de vouloir savoir.
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La lame glisse sur la peau blanche. Le liquide rouge du pardon coule sur le grain de sa peau. Ce n’est qu’une énième coupure sur son poignet. On ne la verra même plus parmi les autres. Les derniers mots de son frère, écrit sur ce papier déchiré, résonnent dans sa tête comme une mélodie chaotique, aliénante. Petite sœur, pardonne-moi.
Petite sœur, je ne t’ai pas protégé comme je le voulais. Comme je te l’avais promis. Les perles salées coulent sur les joues de la blonde, alors que le sang coule sur ses doigts tremblants.
Petite sœur, je sais que tu me détestes. Je ne t’en veux pas. Tu me détestes et c’est normal. Je t’ai fait les pires choses au monde, petite sœur. Et je regrette tout. Je ne suis pas digne d’être en vie. Un cri de douleur, de terreur et de chagrin intense s’échappe de la gorge sèche de Jeanne. Elle s’écroule sur le sol, se berçant. Chantonnant une musique inconnue. Elle presse contre son cœur son poignet meurtri.
Petite sœur, fait une dernière chose pour moi. Part loin d’ici, va-t’en et trouve ce coin de paradis. Va-t’en loin de ce passé, et sois heureuse, petite sœur. Fait cette dernière chose pour moi.håper
L’aiguille dessine les lettres à l’encre indélébile sur les stries vermeilles. Il est tant que ce mot, existant en chaque langue, synonyme de bonheur futur, s’ancre dans la peau blanche de la belle Jeanne. Son poignet, témoin de son passé douloureux, accueille par cet encre noire la promesse d’un destin meilleur. Par ces quelques lettres, Jeanne se fait le devoir, la volonté de s’envoler, de vivre la vie dont elle rêve. Loin de ce monde meurtri.
Lorsqu’elle sort du magasin, le bandage à son poignet n’est pas signe de blessure. Au contraire. Elle prend une grande bouffée d’air frais, fourre ses mains sans les poches de son manteau et s’élance dans les rues parisiennes qu’elle foule pour l’une des dernières fois.
Bientôt, elle s’envolera. Bientôt, l’espoir refera totalement surface.
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«
Les passagers du vol à destination de la Norvège sont priés de se présenter à l’embarquement, merci. » La voix de l’hôtesse résonne dans l’aéroport bondé. Jeanne tente de se frayer un chemin avec son unique valise. Elle est prête à partir pour un nouveau départ, une nouvelle vie. Pleine de joie, de bonheur, elle l’espère. Sa destination est la plus éloignée, la plus inconnue mais la plus magnifique. Elle espère que là-bas, le dessin reprendra ses droits sur la morosité qui l’habitait.
Assise dans l’avion, le bourdonnement dans les oreilles, elle s’envole vers son nouveau chez elle. Le village où la glace prend ses aises. Le village où la lumière perce le satin sombre de la nuit. Le village de beauté, de chaleur humaine.
Par le hublot, Jeanne voit le soleil se lever. Il est temps de prendre son envol vers un nouveau jour.
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Il l’aide. Elle sait qu’il l’aide. Mais il ne la voit pas. Enfin, elle n’a pas l’impression qu’il la voit. À son arrivée en Norvège, Jeanne s’est dirigé vers cette belle ville de Reine. Là-bas, il y a trouvé un jeune homme sympathique qui a accepté de l’héberger, en attendant qu’elle trouve du travail. Heureusement, Jeanne en a trouvé très vite. Mais elle n’a pas quitté la maison de ce garçon. À vrai dire, elle n’en a pas envie. Elle l’aime vraiment beaucoup. Il ne l’a jamais mis dehors. Peut-être qu’il ne veut pas qu’elle parte. Elle a peut-être une chance avec lui. Il n’est peut-être pas complètement indifférent. La pauvre Jeanne ne sait plus où donner de la tête.
Elle qui ne croyait plus en ce mot mythique à la lettre capitale, sa rencontre avec ce jeune norvégien à changer sa perception du monde. Il est attentionné avec elle, elle trouve en lui tout ce qu’elle cherche dans l’homme qu’elle n’a jamais côtoyé. Oui, elle est amoureuse de lui.
Peut-être que lui aussi ?
△ ▲ △
Le vent souffle sur la petite ville de Reine. Jeanne, emmitouflée dans son gros manteau marche dans les rues. Elle sort de son travail, à la bibliothèque. Elle est en retard de plusieurs heures pour le dîner, mais elle avait du rangement de dernière minute à faire. Teodor va surement râler, mais ce n’est pas grave. Il ne l’aura d’ailleurs surement pas attendue.
Jeanne passe plusieurs autres magasins qui ont déjà fermé leurs portes depuis longtemps. À cette heure-ci, il n’y a plus aucun bus, elle doit marcher jusqu’à la petite maison, un peu plus haute que le quartier où travaille la blonde. Avec ce vent glacial, Jeanne met plus de temps que d’habitude. Elle a faim, aussi.
Une heure et demie plus tard, Jeanne voit enfin les lumières de la maisonnée. C’est une sorte de petit chalet en bois. La lumière donnant sur l’extérieur est allumée. Jeanne s’avance jusque sur le perron quand un aboiement et une grosse bête poilue la font tomber à la renverse. La française éclate de rire, tout en essayant de se dégager. Adina calmée, Jeanne s’agenouille dans la neige et caresse la chienne qui semble si heureuse de la voir. «
Qu’est-ce que tu fais dehors à cette heure-ci, Adina. Où est Teo ? » Dès qu’elle dit ces mots au husky blanc, le dénommé Teodor accourt de l’obscurité. «
Adina ! Tu l’as trouvée ! Tu étais où, Jeanne ? Ça fait des heures que tu aurais dû être là ! Tu t’es perdue ? » Jeanne se redresse, affichant un sourire immense. Non seulement d’amusement de voir Teodor dans cet état mais surtout de joie de voir qu’il s’inquiétait pour elle. «
Je suis restée tard à la bibliothèque, j’avais du rangement à faire. Et le vent m’a retardée un peu, sur le chemin. » Le garçon lâche un soupir de soulagement et prend la jeune femme dans ses bras, à la limite de l’étouffer. «
J’ai eu peur. Tu m’as fait peur, toi, hein ! La prochaine fois, appelle-moi et je viendrais te chercher en voiture, » murmure-t-il à son oreille. Le nez dans le cou de Teodor, Jeanne sourit comme une idiote.